L'Exclu, épisode 1
Il faut faire attention à tout. La moindre expression du visage, le moindre geste, le plus petit mot peut vous faire repérer. Il ne faut jamais croire que l'on est seul. Ce serait à la fois une terrible erreur et une cruelle vérité. Partout où vous irez, au travail, dans la rue, dans votre lit, n'importe où, il y aura toujours quelqu'un pour vous épier. Et une fois découvert, vous serez seul. Terriblement seul.
Pour éviter ça, on restait toujours en bande. Toujours les mêmes bandes, pendant des années, sans jamais accepter de nouveaux membres. Toujours être prudent, paranoïaque même, vérifier que l'on n'a pas été suivi, que personne ne soupçonne rien. Si un regard nous parait étrange, c'est fichu, et il faut fuir. Ne jamais revoir la bande, où ils se feront également attraper. Enfin, je dis ça, mais ce n'est pas exactement la raison pour laquelle on ne se recontacte plus. En effet, dans ces moments-là, le sort des autres ne nous intéresse plus. Seule notre propre survie compte. On a simplement peur qu'ils soient surveillés, et de se faire attraper en les revoyant. Ou pire, que l'un d'entre eux soit un espion.
Les espions, ceux qui nous terrifient le plus. Personnellement, je ne pense pas qu'ils existent. Ce sont de simples rumeurs, des légendes urbaines. Ils n'ont pas besoin d'espions. La délation est tellement plus efficace. Ce sont les civils les espions en herbe. Notre voisin, notre enfant, notre collègue.
Peut-être me croyez-vous complètement fou. Mais l'expérience qui m'est arrivée il y a quatre ans m'a fait comprendre que rien ne pouvait les arrêter.
À cette époque, j'habitais Marseille. Je ne me méfiais pas encore beaucoup. Bien entendu, je savais que ce que je faisais était dangereux, mais je ne pensais pas qu'ils pouvaient nous repérer. J'étais tranquillement installé dans mon appartement, quand soudain j'entendis un bruit de bris de verre. Je me déplace au salon, vois la fenêtre brisée et une balle sur le sol. Je regarde dans la rue, personne. Je peste dans mon coin, insultant la rue déserte, comme n'importe qui le ferait, puis je m'affaire à ramasser les bris de verre et à poser tout le bazar sur la table.
Quelques minutes plus tard, on frappe à la porte. Un gosse qui demande s'il peut récupérer sa balle. Je lui réponds qu'elle est dans le salon, mais qu'il a intérêt à me rembourser la fenêtre. J'aurais dû me méfier. Il n'a pas protesté quand je le lui ai dit. Il n'y avait personne dans la rue, personne d'autre avec lui. Avec qui pouvait-il bien jouer à la balle ?
J'allais chercher de quoi noter son nom et le numéro de ses parents, et à mon retour dans le salon, je le vois à quatre pattes en train de fouiller dans les replis de mon canapé.
« Te gêne pas non plus, qu'est-ce que tu fous ?
— Je cherche ma balle...
— Elle est juste là, sur la table !
Et je l'ai laissé partir, après avoir simplement vérifié son nom et son adresse sur sa carte d'identité. Sans me méfier. Je ne me suis pas plus méfié quand je n'ai pas retrouvé certains de mes effets personnels en partant à la soirée, pas plus que je n'ai remarqué qu'on me suivait.
J'arrive sur les lieux, le dernier comme d'habitude. Ils avaient déjà installé l'ambiance. Fermeture des rideaux, bougies parfumées, abaissement de la température de la pièce, tout y était. Ils avaient décidé de sortir le grand jeu. Aujourd'hui, ce serait plus réel que jamais. Mais, comme toujours dans ces cas-là, on oublie l'essentiel. Personne n'avait amené de provisions. Et, comme toujours dans ces cas-là, c'est le dernier arrivé qui doit s'y coller — chose que je n'ai jamais comprise d'ailleurs, étant donné que ça a pour effet de retarder encore plus le démarrage de la soirée. Voulant probablement faire de l'humour, je m'approche de la fenêtre, criant « Votre dévoué héros va vous apporter vos victuailles ! », avant d'ouvrir la fenêtre puis de sauter. Ou plutôt d'essayer, vu que je me suis pris les pieds dans le rebord de la fenêtre, et me suis lamentablement étalé sur le sol, provoquant un éclat de rire général. Pour l'humour en tout cas, c'était réussi.
Après mon passage à la supérette du coin, je reviens voir la bâtisse abandonnée où se passe la soirée, les bras chargés de cochonneries, lorsque j'aperçois tout à coup une voiture garée devant l'entrée. Sur le coup, j'ai pris peur, me suis plaqué contre le mur. Je me suis avancé légèrement, longeant le mur, jusqu'à pouvoir observer ce qui se passait en penchant ma tête. Trois hommes étaient en train de ruer de coups mes amis. Je veux foncer à leur secours, affronter ces ordures. Je me prépare à bondir hors de ma cachette, quand soudain, je le vois. Le gosse, sortir de la voiture, pour soudain simplement dire « Il est pas là. »
C'est à ce moment que j'ai pour la première fois pris conscience de la situation. J'ai fui, loin, le plus loin possible, devenant de plus en plus prudent avec le temps, changeant de ville, parfois de pays dès que je pensais avoir été repéré.
J'ai appris que les détails qui nous paraissent les plus anodins pouvaient nous faire repérer. Il y a deux ans, à Boston, je travaillais dans une colonie de vacances. S'occuper d'enfants, c'est facile. Nous étions trois personnes, et après répartition des tâches, je devais entre autres m'occuper de la traditionnelle « Histoire du soir ». Prenant mon courage à deux mains, je me suis lancé sans filet dans une salle pleine de jeunes bambins. Et je ne m'en suis pas trop mal sorti, je dois bien avouer. Cependant, après une semaine de ce régime, ma collègue me demanda, le plus simplement du monde :
« Tu prends jamais de livre pour le leur lire le soir, où tu vas chercher toutes ces histoires ?
— Oh, je les invente, tout simplement, répondis-je, ne me rendant alors pas compte que j'étais en train de me condamner. Il suffit d'avoir un peu d'imagination, insistais-je, comme si je tenais à mourir.
— Pourtant, tu lis beaucoup, ça vient pas de là tes histoires ?
— Non, j'adore simplement lire, mais c'est plus amusant d'inventer une histoire complètement nouvelle.
Ce n'est que dans la nuit que je me rendis compte de mon erreur. Hélas, il était trop tard. Aucun moyen de m'enfuir sans me faire repérer durant la nuit, ma collègue étant de surveillance ce soir. Il ne me restait qu'à espérer me tromper...
Le lendemain matin, mon sac est prêt, au cas où. Mes craintes étaient donc fondées. Je saute par la fenêtre, à l'arrière du bâtiment.
« Hey, où tu crois aller comme ça ? »
C'était sa voie. Je m'immobilisais. Ne surtout pas se retourner, c'est ma seule chance. J'entendais ses bruits de pas se rapprocher lentement, craintifs, comme si elle s'approchait d'un pestiféré. Maintenant, elle devait être à côté de moi. D'un coup sec, je me retournais, faisant voler mon sac autour de moi. Le coup ne la rata pas, la frappant violemment en pleine tête. Pour une fois, je ne regrettais pas d'avoir un sac aussi lourd avec tous ces bouquins. Elle était sonnée pour un moment. Juste le temps de m'enfuir.
Je sais maintenant que tout peut nous faire repérer. Trop lire, avoir trop d'imagination. Ne pas avoir de contact n'est pas une solution, car une personne trop solitaire se fait immédiatement repérer. J'ai même essayé de vivre dans la rue. Peine perdue, les clochards aussi nous considèrent comme des rebuts de la société.
J'ai dit qu'on était souvent en bande. C'est logique, me direz-vous. On ne peut pas être seul pour cela. Mais trouver une bande était extrêmement délicat. Nous étions très discrets, et se repérer était difficile. On y allait un peu au hasard, balançait des références connues de nous seuls, espérant toujours ne pas tomber sur un agent. Ils connaissent notre culture pratiquement mieux que nous-mêmes. Ainsi, même lorsqu'on tombait bel et bien sur l'un d'entre nous, celui-ci pouvait souvent feindre ne pas comprendre la référence, craignant lui aussi que ce ne soit un agent qui lui tende un piège. Ces derniers temps, l'opinion publique se veut de plus en plus agressive à notre égard. Je dois déménager de plus en plus souvent, et cela fait longtemps que je n'ai pu faire partie d'un groupe. Alors je joue seul. Ce n'est pas très glorieux, mais je ne peux pas m'en passer. Et je n'ai pas d'autre moyen.
Je ne sais pas pourquoi j'écris ces mots. Si vous me lisez un jour, vous me haïrez probablement, comme tous les autres. Vous le brûlerez peut-être. Vous n'en lirez pas plus de quelques mots. Ce journal ne servira jamais à rien, ni à personne. Mais je dois le faire. C'est la seule manière pour moi d'exister, de ne pas sombrer définitivement dans la folie — ou peut-être simplement de croire ne pas y avoir sombré. Peut-être que je me ferais attraper parce que quelqu'un aura trouvé ce journal et m'aura dénoncé. Mais peu importe. Je ne suis déjà plus personne. J'ai dû changer tellement et tellement de fois d'identité que mon nom ne signifie plus rien. J'ai dû changer mes habitudes, mon accent, mon langage, mes passions, mon caractère pour ne pas me faire repérer. Je ne suis plus personne. Ils ont réussi à ne plus faire de moi un Homme. Je n'ai plus rien. Je ne suis plus rien. Rien d'autre qu'un Rôliste.
"S'occuper d'enfants, c'est facile."
RépondreSupprimerC'est FAUX ! Je sors de cinq semaines en centre de loisir, alors qu'on ne vienne pas me dire que c'était facile !
C'est vrai, pauvres gosses :/
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