mardi 14 août 2007

Le Déchu, épisode 1

Le « Destin ». Depuis la nuit des temps tout être s'auto-déclarant intelligent parle de lui, sans jamais le saisir. Voir en la Destinée les choses qui nous font nous rencontrer, qui décident des guerres, et bien plus et bien moins encore semble être une réelle passion chez chaque être humain. Mais ces idiots semblaient ne jamais pouvoir comprendre que le destin est pratiquement impossible. Bien sûr, en théorie c'est bien beau, mais c'est irréalisable, même par Eux.

La chose vraie, en revanche, c'est que le hasard n'existait pas. Tous les « savants » des quelques millénaires précédents avaient regroupé dans ce terme de hasard tout élément dépendant de trop de variables pour être calculé. Lorsqu'on lance une pièce et que celle-ci fait plus de trois tours, la moindre variation de quelques millimètres à l'heure de la vitesse du vent, le moindre déplacement du plus petit grain de poussière peut faire basculer une pièce de pile à face. Lors d'une fécondation, des éléments à l'échelle microscopique dépendant d'innombrables variables décideront finalement des gènes de notre enfant. De par le nombre, l'inaccessibilité de ces variables, et le temps de calcul nécessaire, bien trop élevé même pour le puissant ordinateur qu'aucun d'entre eux ne puisse un jour imaginer, les hommes ont estimé — à raison — qu'il leur était strictement impossible de prévoir le résultat de certaines actions, dépendant de variables constamment changeantes, et dont le résultat variait donc à chaque itération de l'expérience de manière imprévisible. Ainsi était né le hasard.

Mais qu'en serait-il si des êtres bien plus intelligents, possédant absolument toutes les cartes en main, connaissant l'état exact de l'univers à chaque instant passé et présent, effectuaient ces calculs ? Si ces êtres étaient suffisamment intelligents, ils pourraient en déduire l'état exact de l'univers l'instant d'après — un instant espacé du précédent par une durée si infime que l'esprit humain ne pourrait même pas la concevoir. Et, partant de ce nouvel état, en déduire l'état de l'univers à chaque instant jusqu'à sa fin, voire même connaître son état lorsque certaines actions — leurs actions, en l'occurrence — changeraient. En effet, tout, absolument tout, est prévisible. Même la réflexion des espèces dites intelligentes ne dépend que de bien peu de choses. Divers stimuli externes, quelques gènes, et toute leur vie passée. Il serait donc ainsi possible, non pas d'imposer directement l'avenir du monde, mais bel et bien de le prédire, et de prédire ce que ses actions pourraient changer à cet avenir. Mais existera-t-il un jour un seul être capable de réaliser cette prouesse ?


Matthew n'avait plus à se poser cette question depuis bien longtemps. En réalité, il n'avait jamais eu à se la poser, et ne se l'était jamais posé, du moins aussi loin que ses souvenirs pouvaient remonter. Aucun être n'était en effet capable de cette prouesse. Cependant, plusieurs êtres reliés ensemble, eux, le pouvaient. C'était ainsi qu'Ils fonctionnaient depuis bien avant son arrivée. Jusqu'à ce qu'il soit dégoûté par cette tâche abjecte, il servit Leurs desseins, calculant un des avenirs possibles, afin qu'ils puissent effectuer les actions nécessaires à l'accomplissement du plus approprié. En effet, Leur puissance avait beau être énorme, elle n'était pas infinie, et Ils avaient besoin d'aide pour explorer tous les avenirs jusqu'à leur terme. En près d'un million d'années de servitude, Matthew avait dû participer au calcul de plus d'un millier de futurs. Mais c’en était trop. Il avait décidé voilà de cela plusieurs millénaires de détruire leur œuvre.

Ils avaient notre avenir entre Leurs mains, et en cela l'immense majorité des religions les assimileraient à Dieu. Cherchant à détruire l'œuvre de Dieu, Matthew devait donc être Satan. Oh, il ne fallait pas lui en tenir rigueur. Il n'était en rien la cause de la mort des quelques cent milliards d'êtres humains venus au monde depuis sa création, et encore moins des guerres ni même des famines. Il ne cherchait en rien à faire le mal, mais simplement à détruire. Les religions modernes ont une philosophie bien limitée. Si Dieu est le créateur de l'Homme, pourquoi faudrait-il en déduire qu'Il est « Bon », ou tout du moins bon envers les humains ? En effet, c'est bien grâce à Eux que chaque chose heureuse vous arrivant se produit. Mais c'est aussi à cause d'Eux que chaque chose malheureuse vous arrivant se produit. Et, en réalité, ils n'en avaient que faire. Toutes ces choses se produisaient parce qu'ils ne pouvaient l'empêcher. Bien qu'Ils décident de l'avenir, chaque acte qu'Ils produisent possède tant de conséquences qu'Ils ne peuvent choisir exactement l'avenir qui leur convient, car Leur puissance de calcul, même en nous incluant dedans, ne leur permet pas d'imaginer suffisamment de « Destins ». Ils choisissent donc un « pack ». Mais croire que ce pack est choisi pour être bénéfique ou maléfique à l'Homme serait se tromper. En réalité, il peut très bien l'être, mais le suivant n'est pas forcé de suivre la même voie que le précédent, et prétendre qu'il s'agit de « récompenser » ou de « punir » les êtres humains serait un leurre absurde, car chacune des actions humaines avait déjà été prévue et causée par Eux depuis longtemps.

Ainsi, s'Ils ne sont pas Bons, Matthew n'est pas foncièrement maléfique. Il est même plutôt poli. Mais son seul objectif était que ses actes aient le plus d'influence possible, afin de les gêner le plus possible dans Leurs calculs. Cela pouvait paraître mesquin, mais le moindre de Leur acte lui imprégnait un profond sentiment de dégoût et de haine. Ils avaient sacrifié des milliards de vies, créé des espèces simplement pour causer leur disparition dans d'atroces souffrances quelques décennies après, rendu malheureux tant d'êtres humains et d'animaux, qu'il était difficile même pour lui de concevoir ce nombre. Et tout cela pourquoi, au final ? Il avait un jour pensé, comme beaucoup d'autres avant et après lui, que c'était pour permettre à des espèces de s'épanouir, à un maximum d'être heureux. Peut-être était-ce pour faire des expériences dans des buts qui lui étaient encore inconnus. L'idée de l'expérience était absurde, et il l'abandonna rapidement. Pourquoi avoir besoin d'expériences lorsque l'on dispose d'une telle puissance de théorisation ? Alors, il se raccrocha à l'espoir que cela servait un but « bon ». Et s'y raccrocha même incroyablement bien, jusqu'au jour il pénétra dans la Salle du Destin. Une salle où étaient entreposées toutes les connaissances dont Ils disposaient, tous les avenirs prédits, et ce, depuis des éons.

Matthew était toujours surpris que les hommes, pourtant aujourd'hui à l'ère de l'informatique, s'imaginent encore qu'un tel lieu soit empli de livres. Pourquoi s'encombreraient-ils de livres alors que Leur intelligence leur permet de concevoir les moyens de stockage les plus adaptés ? Dans cette pièce qui aurait dû lui être à jamais inaccessible, le moindre photon, le plus petit électron, le plus simple neutron était à lui seul une mine d'informations. Ainsi, il avait pu voir des millions d'avenirs possibles. Si des milliers d'entre eux eurent été apocalyptiques, au moins autant étaient idylliques. Par bien des fois, Ils avaient préféré un avenir sombre rempli de carnages, que l'Histoire retiendra pour ceux ayant eu lieu dans le monde des Hommes, ou ne retiendra pas pour ceux ayant eu lieu dans le monde des animaux, à un avenir rayonnant de bonheur et d'espoir. Ainsi, il fut forcé de se rendre compte qu'il s'était trompé. Ce n'était pas pour le bien d'une quelconque espèce qu'Ils faisaient tout cela. Ce n'était que pour assouvir leur soif de pouvoir, pour rendre compte de leur emprise sur l'Univers — chose impossible si l'Univers en question ne contient que vous —, bref, pour satisfaire leur ego surdimensionné. Mais ils avaient commis une erreur. Obnubilés qu'Ils étaient par leur création, Ils en avaient négligé de surveiller leur propre troupeau. Ne les ayant pas calculés dès le départ, c'était maintenant impossible. Et ils allaient amèrement le regretter.


Sortant de ses rêveries, Matthew finit son café. Les boissons humaines laissaient toujours ce même arrière-goût désagréable, et en plus il fallait payer pour les avoir. Il retournerait sans doute bientôt sous une forme animale quelconque, la vie y était bien plus simple. Mais il verrait ça plus tard. Il devait maintenant réfléchir à comment il allait contrarier Leurs plans aujourd'hui.

2 commentaires:

  1. C'est fini l'exclus ? :'(
    Très bien tout de même ce premier épisode :)

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  2. L'exclu c'était un petit récit, mais si ça peut te rassurer (ou t'effrayer), Clément m'en a commandé un sur le même thème ^^

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